(Article paru en novembre 2005 dans Guitarist Acoustic #7)
Au théâtre, on peut entendre « et le fond, il est sans fond » (René de Obaldia). Aux Arts-Déco, ce serait plutôt « la forme c’est le fond qui remonte à la surface » (Victor Hugo). Certains soirs le vin est si bon qu’apercevoir le fond du verre peut paraître bien triste mais en matière de guitare, le fond, privilège du guitariste, est souvent bien beau.
Quelques points de lutherie
Pour les mêmes raisons qu’un pont plat s’écroule, le fond est voûté vers l’extérieur, latéralement par les trois ou quatre barres transversales qui le composent et longitudinalement par le profil des éclisses. Ce cintrage lui permet également d’être stable face aux variations hygrométriques. Il entre en vibration de la même manière que la table même s’il a plus un rôle de réflecteur que d’amplificateur. La tension créée par son profilage, la densité et la porosité du bois utilisé, vont jouer un rôle fondamental dans son mode vibratoire. Son épaisseur est également un facteur déterminant car plus elle est importante, plus les fréquences sont élevées. Le fond favorise ainsi naturellement plus ou moins les aigus selon sa souplesse. Courbé vers l’extérieur, il renvoie l’air mis en vibration par la corde elle-même amplifiée par la table, l’air sortira par la bouche (en anglais « soundhole », les classiques parlent de « rose ») à la manière d’un haut-parleur. Une guitare s’entend mieux de face que sur le côté.
Historiquement, la lutherie du quatuor n’utilise que peu de bois. Comme arbres de proximité, on retrouve l’érable ondé pour le corps, le manche (le chevalet étant en érable maillé) et l’épicéa pour la table. Comme bois exotique, l’Afrique fournit l’ébène pour les accessoires (cordier, chevilles, touche) et l’Amérique Centrale et du Sud le pernambouc et l’amourette mouchetée pour les archers. Le monde de la guitare par contre va chercher de multiples fournitures aux quatre coins de la planète.
Le palissandre (rosewood)
Commençons par le prince des essences : le palissandre de Rio appelé aussi Jacaranda au Brésil est abondamment utilisé jusqu’en 1966. À cette date, un embargo brésilien interdit au rio de sortir du territoire sous formes de grumes. Il fut pour la plupart transformé en placages pour l’export, le créneau des pianos, billards, tabletteries, exploitait depuis longtemps cette essence sous cette forme. Malheureusement pour la lutherie, la filière était rompue. On continua de trouver du palissandre de rio, mais cela resta très confidentiel. Quelques années plus tard, un coup d’arrêt quasi définitif survint avec la convention de Washington. Elle interdit toute exploitation et commerce des matériaux naturels en voie de disparition comme le corail, l’écaille de tortue, l’ivoire et notre palissandre de Rio. Modifiée par quelques décrets, seuls les stocks déclarés datant d’avant la convention sont aujourd’hui utilisables. Actuellement, sa rareté est telle qu’une fourniture d’exception (à l’exemple de la photo n°2) se négocie aussi cher qu’une très belle guitare en palissandre indien. À remarquer que l’interdiction au négoce de cette merveille de la nature n’empêche ni sa préservation ni d’ailleurs la disparition de la forêt amazonienne, le crime n’étant pas de couper un arbre, bien au contraire, le crime étant de ne pas le replanter.
Depuis 1966 et cette grande difficulté à exploiter le Rio, les fabricants trouvèrent un bois de remplacement en provenance des Indes (photo n°3). Souvent des arbres de fort diamètre, il est relativement facile à exploiter par des coupes sur quartier. Moins dur que le Rio, il est aussi moins spectaculaire visuellement. L’immense production planétaire oblige aujourd’hui à trouver des palissandres ailleurs qu’aux Indes. On a vu apparaître ainsi des bois en provenance d’Amazonie, du Honduras et depuis peu de Madagascar (photo n°4).
L’acajou (mahogany)
(Ne pas confondre avec l’expression québécoise parlant de Valérie Duchâteau « Ah qu’a joue ben tabernac ! »)
Bois mi-dur largement utilisé par la corde acier pour les manches et la caisse, l’acajou en provenance du Honduras est le plus agréable à travailler. Sa douceur de fibre, sa légèreté, sa stabilité en font un bois idéal pour les guitares. Entre les catastrophes climatiques, le désordre politique, il n’arrive pratiquement jamais en Europe et devient très rare sur le marché américain. Actuellement, on utilise plutôt des bois du Brésil, du Pérou… Excellents dans l’ensemble mais d’une qualité moins régulière. L’industrie ne travaillant ces bois que pour le haut de gamme, elle s’approvisionne également en Afrique. On y trouve de nombreuses variétés d’acajou, le plus utilisé étant le sapelli pour les guitares de premier prix. Il est quand même possible d’y trouver des acajous d’exception comme ce bel exemple de makoré moutonné .
L’érable (maple)
Comme l’acajou, il existe de nombreuses variétés d’érable. En Europe, les luthiers utilisent le sycomore en général ondé quand il est coupé sur quartier, avec des dessins en « ailes de papillon » quand il est sur dosse . L’Amérique avec le soft maple, le hard-rock maple, le big-leaf maple… possède également de magnifiques érables pour la lutherie. À la différence de notre sycomore très blanc, l’érable US est plus crémeux et possède souvent des veines légèrement rougeâtres. On y trouve des dessins typiques comme l’érable moutonné (quilted maple) et l’érable moucheté (bird’s-eye maple) .
Les autres bois
En dehors des trois grands classiques : érable, palissandre, acajou, il existe des bois « traditionnels » même s’ils sont moins fréquents comme le koa (acajou d’Hawaï), des fruitiers : le noyer, le merisier, le poirier etc.
Le peu de réserves exploitables dans les essences précieuses obligent la filière bois à chercher toujours ailleurs ce qu’elle n’entretient pas. On découvre sur les catalogues des guitares faites en zébrano, en cocobolo, en zirocoté, en blackwood et l’avenir amènera sans doute d’autres territoires de chasse aux tronçonneuses gourmandes de profits rapides. La filèterie et la marqueterie utilisent d’autres bois pour leurs couleurs, leurs veinages comme l’amarante (violet), le bois de rose (jaune-rose), le padouk (rouge-orangé), l’amourette mouchetée (marron tacheté), des loupes de thuya, d’amboine, de bruyère, etc…
Les caractéristiques sonores
La différence sonore entre le cèdre et l’épicéa pour la table (voir articles précédents) est telle que les commentaires qui suivent s’appliquent à une guitare de même forme avec table épicéa.
Le palissandre, bois dur et poreux, génère la tessiture la plus large : des graves importants, gras, chaleureux et des aigus brillants ; un son tournant avec une grande harmonisation de l’accord comparable au piano. Le Rio ou le Madagascar, plus dur que l’Indien ou le Honduras, est plus riche en harmonique.
L’acajou, mi-dur et légèrement poreux, apporte des basses chaudes avec peu de sustain. Les aigus sont doux, les médiums très présents, assez détachés dans la structure de l’accord. On a un son « folk » un peu creusé, une ambiance blues, une attaque forte provoque une légère saturation.
L’érable, bois dur non poreux, le plus brillant, il donne des aigus cristallins de clavecin, des basses métallisées et claires, un son linéaire avec du détaché et un excellent sustain tout en finesse.
Conclusion
On ne fait pas de lutherie sans avoir la passion du bois. Pour la recette d’une grande guitare, c’est tout simple. Cherchez des arbres qui ont quelques centaines d’années, trouvez une forme qui leur correspond, choisissez un musicien qui vous fait confiance et qui saura les faire chanter, bref, un travail d’équipe !
L’avis du luthier
Pascal Cranga : éleveur de bois
Luthier installé dans le Mâconnais, il est également marchand de bois de lutherie depuis plus de 20 ans.
« Le métier a beaucoup changé, la diversité est toujours là, mais la qualité devient rare. Grâce à l’ouverture des pays de l’Est, on a retrouvé de gros arbres, mais leurs forestiers ne respectent pas toujours les périodes d’abattage. La nature a des cycles qu’il faut observer et comprendre. Un bois bien coupé peut être sec en deux, trois mois, mais ne sera pas encore utilisable pour la lutherie. Comme un caviste, je me considère comme un éleveur de bois. Les plateaux ventilés sur cales doivent rester au calme, se détendrent pour libérer leurs tensions internes ; cela prend beaucoup de temps. Les anciens ne choisissaient pas toujours la plus belle planche, mais leurs instruments étaient formidables. Le frottement de l’ongle sur le plateau, son poids, le style de lutherie déterminera le choix. Il faut réapprendre et s’inspirer de leur travail. Plus j’avance dans ce métier, plus j’ai le sentiment de le découvrir. Le bois de lutherie est quelque chose de complexe. »